Regards Projetés

Exposition

25 novembre – 30 novembre 2009

Dans le cadre de RENCONTRER L’EUROPE – ISTAMBUL

Esra Ersen « Frères et Sœurs », 2003

Artistes : Hakan Akçura / Selda Asal / Nancy Atakan / Bülent Baş / Tennur Baş / Ali M. Demirel / Burkay Doğan / Köken Ergun / Esra Ersen / Özlem Günyol / Gülsün Karamustafa / Mustafa Kunt / Ahmet Öğüt / Erkan Özgen / Ferhat Özgür / Şener Özmen / Alper Şen / Candaş Sişman / Nil Yalter

Commissariat : Ege Berensel (artiste, critique d’art) et Celenk Bafra (critique d’art, IKSV)


35 ans d’art vidéo turc

Présentée sous la forme d’une exposition, cette large sélection présente un vaste panorama de l’utilisation du médium vidéo en Turquie, des premières expérimentations aux tendances les plus contemporaines.

Par ailleurs, une table ronde « L’art vidéo en Turquie » a été organisée, en collaboration avec l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, le 26 novembre 2009 de 16h30 à 18h30 sur le stand d’apollonia au Parc des expositions du Wacken.

Nancy ATAKAN « Averse », 2008

Les Vidéologies : Notes sur la vidéo en Turquie

Le caractère politique des vidéos réalisées en Turquie ne relève pas du fait qu’elles transmettent des messages et des émotions qui sont liés à des problèmes sociaux et politiques et qu’elles reflètent les structures et les formes sociales du pays

… Elles sont politiques parce qu’elles instaurent une forme de distanciation, qu’elles proposent un nouvel espace-temps [Deleuze] et qu’elles élaborent un nouveau sensorium (mécanisme de sens et de perception) [Rancière]. Elles sont également politiques dans la mesure où les pratiques, les modes de vie, de perception et d’échange se rejoignent en un sens commun, c’est-à-dire en un “sens du bon” qui est concrétisé par un sensorium commun, lequel réorganise les modes et les formes de visibilité [Rancière]. Nous sommes face à une production vidéo, un enregistrement documentaire d’un seul plan et d’une seule prise, où le montage n’entre pas en compte et qui crée une illusion de la réalité : l’enregistrement direct de la pure réalité (Regarde les beaux coquillages, Hakan Akçura, Court Circuit, Ahmet Öğüt, Les rebelles de la danse, Fikret Atay). Même si l’essence de cette création vidéo réside dans le fait de documenter, d’utiliser les techniques du reportage et du cinéma-vérité ou la méthodologie de l’histoire orale, celle-ci invente un nouvel espace-temps en démultipliant l’image en plusieurs écrans ou en créant une forme de fausseté.

Dans son article relatif à la création vidéo turque, Nancy Atakan affirme que celle-ci élabore une forme pseudo-documentaire. « Alors que la vidéo documentaire vise à refléter la réalité d’un individu ou d’un événement, les travaux que je qualifie de pseudo-documentaires se présentent comme des documents mais sont en fait tout autre chose. Selon moi, c’est cette « autre chose » qui rend ces travaux intéressants. Parfois l’artiste insère un élément inattendu qui ne relève pas de la vie réelle, en se référant à l’histoire de l’art, en ayant recours à l’ironie ou en adoptant un langage plus poétique ou esthétique. La plupart du temps, l’élément qui semble relever d’une scène quotidienne est une mise en scène ou, dirons-nous, que la mise en scène en constitue un élément essentiel. Certains de ces travaux intègrent la musique et l’image tandis que d’autres privilégient le dialogue. Certains déploient des installations multi-écrans ou des installations qui réunissent une vidéo et un objet. Certaines œuvres nécessitent une implication intense de l’artiste durant l’enregistrement, tandis que d’autres, au contraire, privilégient sa prise de distance. Quelque soit l’intervention effectuée, il me semble que la diversité qui transforme ces travaux en œuvre d’art est cette situation d’être ‘autre chose’» Dans certaines œuvres, la fonction documentaire est falsifiée par des mises en scène qui se réfèrent à l’histoire de l’art et où la réalité est masquée par le recours à l’allégorie et à l’ironie (dans les vidéos de Şener Özmen, notamment La Route Allant à Tate Modern et Sortie et la vidéo intitulée Adult Games d’Erkan Özgen). Ces deux artistes ont réalisé leur vidéo dans le sud-est du pays, à Diyarbakır et Batman. Dans un entretien, Şener Özmen affirme que la peur est à l’origine des relations « biaisées » avec la réalité. Déguisés en Don Quichotte et Sancho Panza, Şener Özmen et Erkan Özgen, demandent leur chemin pour se rendre au musée Tate Modern à des paysans. Tandis que La Route Allant à Tate Modern tisse une tension ironique entre le centre et la périphérie, La Sortie est une performance réalisée par Hikmet Uçaman qui était resté coincé sous les débris du tremblement de terre de Diyarbakır Lice en 1975 à l’âge de 2 ans ; alors qu’un individu tente de s’extraire des décombres d’un bâtiment, l’image de cette tentative est répétée en continu. Ce qui se trame ici est un tremblement de terre politique, des millions coincés sous les débris, l’individu et l’impossibilité de sa liberté. Aucune issue n’est possible. La vidéo Adult Games d’Erkan Özgen met en scène une vingtaine d’enfants kurdes vêtus de cagoules noires, qui s’amusent à occuper la place d’un village abandonné (que nous savons être le village de Derik) en adoptant le mode opératoire de la guérilla. C’est ainsi que l’ironie suspend la réalité. Selon Şener Özmen, montrer la guerre et la pauvreté de manière explicite revient à opter pour une solution de facilité.

Ce que Gramsci attend de l’intellectuel et ce que Benjamin nous convie à penser dans son article intitulé L’Auteur comme Producteur sur la position de l’artiste dans le processus de production, est de résister à la culture aliénante de la bourgeoisie, de passer au camp prolétaire et de transformer les appareils de production. Mais, au lieu de plaider pour cette nouvelle force sociale, l’artiste doit situer la pratique dans le même camp que celle-ci. Ainsi, l’artiste « ayant été auparavant le fournisseur de l’appareil de production, devient un ingénieur qui a le devoir d’adapter cet appareil aux objectifs de la révolution du prolétariat». C’est-à-dire que l’objectif premier de l’art doit être de transformer les ouvriers en producteurs d’art, de délivrer l’artiste et l’intellectuel « bienfaiteur et mécène idéologique » « d’une position impossible ». L’expérience du Groupe Medvedkine, fondé par Chris Marker dans les années soixante, qui transforma des ouvriers grévistes en cinéastes, a tenté d’appliquer cette devise à l’histoire de la production d’images. En Turquie, les collectifs Karahaber, Vitopya et Videa, qui réalisent des vidéos activistes et qui sont essentiellement apparus avec les mouvements anti-globalisation, s’avèrent enclins à effectuer cette transformation. Dans sa vidéo Les Ramasseurs de papier, Karahaber (Alper Şen) recherche les possibilités pour les ramasseurs de papier de produire et de transformer leur propre image en leur fournissant des caméras. L’histoire est celle de ceux qui vivent dans des ghettos à Ankara et Adana après que leurs villages de Hakkari aient été brûlés et désertés et qui deviennent ramasseurs de papiers pour survivre : la caméra passe de main en main, et c’est ainsi qu’une main invisible lie les histoires entre elles. Dans sa vidéo intitulée Si Je Chante Une Chanson Est-ce Qu’elle Sera Diffusée ?, Oktay İnce (Karahaber, Videa), qui est ouvrier municipal, filme pendant un an la statue d’Atatürk de la place Ulus à Ankara. Ainsi, se profile une métaphore de la Turquie, par le biais d’une place entretenue par un employé municipal, où les prostituées vont au turbin, où les fous et les vendeurs déambulent et où les couronnes sont déposées à l’occasion de la fête de la République.

La création vidéo turque crée des caractères sociaux : l’enfant de rue (Les Rebelles de la Danse, Fikret Atay), le réfugié politique (Regarde les beaux coquillages, Hakan Akçura), Réfugié (Brothers and Sisters, Esra Ersen), la minorité (La Dentelle de Grand-mère, Nancy Atakan), les ramasseurs de Papiers (Les Ramasseurs de Papier, Alper Şen), etc. L’apparition de la sociologie, de la philosophie, des sciences, de l’art du roman et du cinéma ne peut être envisagée indépendamment de l’activité de description ou même d’invention du « type social » : l’étranger de Simmel, le flâneur de Benjamin, le prolétaire de Marx, le protestant de Weber, l’idiot de Dostoïevski, le Kinok de Vertov. Alors qu’au début du siècle dernier, la littérature, les sciences et le cinéma tentaient de comprendre la vie par l’intermédiaire de types sociaux, ceux-ci semblent ne plus avoir cours de nos jours. Dans sa thèse de doctorat intitulée Des Doxas aux images : Vers une Sociologie de Sentiment, Ulus Baker tout en proposant une critique d’une société de la doxa, affirme qu’il est dorénavant possible d’inventer des caractères sociaux grâce aux moyens offerts par la vidéo. Il n’est ici pas question d’affirmer que la vidéo turque s’efforce d’être sociologique ou de « faire de la sociologie », mais qu’elle crée au contraire une nouvelle politique de l’image en produisant des « types sociaux ».

Ege Berensel